15. L’antre Du Lion
Luce ne s’était pas regardée dans la glace depuis longtemps. Par le passé, elle ne se souciait guère de son image, de ses yeux noisette limpides, ses petites dents régulières, ses longs cils et son épaisse chevelure. Mais c’était avant l’été dernier.
Depuis que sa mère lui avait coupé les cheveux, Luce évitait les miroirs, et pas seulement à cause de sa coiffure. Luce ne pensait plus aimer qui elle était, aussi refusait-elle d’en avoir la preuve concrète. Elle baissait les yeux quand elle se lavait les mains, regardait droit devant elle en passant devant les vitrines des magasins et maculait de poudre les miroirs de ses boîtes de maquillage.
Pourtant, vingt minutes avant son rendez-vous avec Cam, Luce était plantée devant la glace des toilettes des filles d’Augustine. Pas mal. En poussant, ses cheveux commençaient à former quelques boucles. Elle vérifia l’aspect de ses dents, puis redressa les épaules comme si elle fixait Cam dans les yeux. Elle avait quelque chose à dire à Cam, quelque chose d’important, et il fallait absolument qu’il la prenne au sérieux.
Il n’était pas présent en cours, ce jour-là. Daniel non plus, d’ailleurs. M. Cole les avait sans doute collés. Ou alors ils pansaient leurs blessures. Quoi qu’il en soit, Luce avait la certitude que Cam serait au rendez-vous.
Elle n’avait pas envie de le retrouver. Pas du tout envie. En le revoyant marteler Daniel de ses poings, elle sentit son ventre se nouer. C’était sa faute à elle s’ils en étaient venus aux mains. Elle avait allumé Cam. Qu’elle ait été troublée, flattée ou qu’elle ait éprouvé le moindre intérêt pour lui, cela n’avait plus d’importance, désormais. Ce qui comptait, c’était qu’elle se montre directe avec lui : il n’y avait rien entre eux.
Elle prit une profonde inspiration, tira sur le bas de sa chemise et sortit.
En s’approchant de la grille, elle n’aperçut pas Cam. Cela dit, il était difficile de distinguer quoi que ce soit au-delà du chantier. Luce n’était pas retournée à l’entrée du centre depuis le début des travaux. Elle fut étonnée du mal qu’elle eut à se déplacer sur le parking défoncé. Elle dut éviter les ornières et tenter d’échapper à la surveillance des ouvriers, chassant d’un geste les vapeurs d’asphalte qui semblaient ne jamais se dissiper.
Toujours aucun signe de Cam. L’espace d’un instant, elle se sentit ridicule, comme si elle était victime d’une blague. Elle regarda au travers de la haute grille rouillée, en direction du bosquet de vieux ormes, de l’autre côté de la route. Elle fit craquer les jointures de ses doigts et pensa à la fois où Daniel lui avait dit qu’il détestait ça. Mais il n’était pas là pour la réprimander. Il n’y avait personne. Elle remarqua alors une feuille de papier pliée, portant son nom. Elle était clouée à l’épais tronc gris du magnolia, près de la cabine téléphonique hors service.
Grâce à moi, tu échappes à la Soirée. Pendant que tous nos camarades se livrent à une reconstitution de la guerre de Sécession – eh oui, c’est vrai, hélas ! – toi et moi, on va s’éclater. Une voiture noire avec une plaque dorée va te conduire jusqu’à moi. On a grand besoin d’un bol d’air, tous les deux.
C.
Luce toussota. Prendre un bol d’air, d’accord, mais cette histoire de voiture noire qui viendrait la chercher sur le campus... Pour la conduire vers lui... Il se comportait comme un roi qui se fait amener une femme selon son bon plaisir ! Où se trouvait-il, d’ailleurs ?
Tout ça n’était pas prévu au programme. Elle avait accepté son rendez-vous uniquement pour lui faire savoir qu’il allait trop loin et qu’elle ne voulait pas sortir avec lui. Elle ne lui en avait rien dit, mais chaque coup qu’il avait porté à Daniel, la veille, avait déclenché quelque chose en elle. De toute évidence, elle devait étouffer dans l’œuf ce début d’idylle avec Cam. Elle avait le collier en or dans sa poche. Il était temps de le lui rendre.
Néanmoins, elle s’en voulait d’avoir été assez stupide pour croire que Cam souhaitait juste discuter. Bien sur que ce ne serait pas son dernier mot ! Il était comme ça.
En entendant le crissement de pneus d’une voiture qui ralentissait, elle tourna la tête. Une berline noire arrivait devant la grille. La vitre teintée du conducteur s’abaissa, et une main velue surgit pour décrocher le combiné de la cabine située devant la grille. Au bout d’un moment la main raccrocha brutalement et le conducteur appuya sur son Klaxon.
Enfin, la grille s’ouvrit en grinçant. La voiture s’avança et s’arrêta devant Luce. Le conducteur déverrouilla les portières. Allait-elle vraiment monter, et partir Dieu sait où rejoindre Cam ?
La dernière fois qu’elle était venue à la grille, c’était pour dire au revoir à ses parents. Ils lui manquaient déjà avant même d’être partis. Elle les avait salués de cet endroit précis, près de cette cabine téléphonique hors service. Elle avait alors remarqué la présence d’une caméra de sécurité sophistiquée, équipée d’un détecteur de mouvements qui zoomait sur les gens. Cam n’aurait pu choisir pire lieu pour envoyer une voiture la chercher.
Soudain, elle eut des visions de cachots, de murs humides en béton, de cafards remontant le long de ses jambes. Pas de lumière. Des rumeurs circulaient toujours sur le campus à propos de Jules et Phillip, qu’on n’avait plus revus depuis qu’ils s’étaient échappés. Cam pensait-il que Luce ait à ce point envie de le voir pour prendre le risque de quitter Sword & Cross sous l’œil des caméras ?
La voiture attendait dans l’allée, devant elle. Après quelques minutes, le conducteur – un homme à lunettes noires, au cou épais et aux cheveux clairsemés – lui tendit une petite enveloppe blanche. Luce hésita une seconde avant de l’accepter.
Elle venait de Cam et recelait une épaisse carte ivoire avec son nom imprimé en lettres gaufrées et dorées de façon ostentatoire dans le coin inférieur gauche.
J’aurais dû te le dire avant, mais la caméra est scotchée. Tu peux vérifier. Je m’en suis occupé, comme je m’occuperai de toi.
À bientôt, j’espère.
Scotchée ? Voulait-il dire... ? Elle jeta un coup d’œil discret en l’air. En effet. Un cercle découpé dans du ruban adhésif noir couvrait l’objectif de la caméra. Luce ignorait comment ces engins fonctionnaient ou combien de temps les profs mettraient à s’en rendre compte, mais, étrangement, elle était soulagée que Cam ait pensé à ce détail. Daniel, lui, n’aurait pas vu aussi loin.
Callie et ses parents espéraient qu’elle les appelle, Cette semaine. Luce avait relu trois fois la lettre de dix pages de Callie. Elle gardait en mémoire tous les détails cocasses du week-end à Nantucket de son amie. Mais elle ne savait toujours pas quoi répondre à ses questions sur sa vie à Sword & Cross. Si elle devait décrocher le téléphone, comment raconterait-elle à Callie et ses parents la tournure étrange et sombre qu’avaient prise les événements, ces derniers jours ? Mieux valait garder le silence, du moins tant qu’elle n’aurait pas réglé la situation d’une façon ou d’une autre.
Elle se glissa sur le siège en cuir beige, à l’arrière de la voiture, et boucla sa ceinture. Le conducteur démarra sans un mot.
— Où allons-nous ? lui demanda Luce.
— Dans un endroit perdu, en aval du fleuve. M. Briel aime bien le côté couleur locale. Détendez-vous, ma belle. Vous allez voir.
M. Briel ? Qui était ce type ? Luce n’aimait pas qu’on lui conseille de se détendre, surtout quand c’était une façon de lui intimer de ne pas poser de questions. Néanmoins elle croisa les bras et regarda par la fenêtre, tentant d’oublier le ton du conducteur quand il l’avait appelée « ma belle ».
À travers les vitres teintées, les arbres et la route pavée avaient une couleur marron. À un croisement menant vers Thunderbolt, à l’ouest, la voiture partit vers l’est. Ils suivirent le fleuve en direction de la côte. De temps à autre, quand la route et le fleuve se rapprochaient, Luce voyait tourbillonner les eaux saumâtres. Vingt minutes plus tard, la voiture s’arrêta devant un bar délabré, sur la rive.
Il était en bois gris vermoulu. La porte d’entrée était surmontée d’une pancarte en bois flotté sur laquelle le mot STYX était peint en lettres rouges. Une ribambelle de fanions publicitaires vantant les mérites d’une bière était agrafée sur la poutre, sous le toit en tôle, histoire de donner aux lieux un air de fête. C’était raté. Luce examina les images imprimées sur les triangles en plastique : des palmiers et des filles bronzées en Bikini qui portaient des bouteilles de bière à leurs lèvres en souriant. À quand remontait la dernière fois où une fille en chair et en os avait mis les pieds dans ce bar ?
Deux punks entre deux âges fumaient sur un banc, face à l’eau. Leurs crêtes fatiguées pendaient sur leurs fronts et leurs vestes en cuir étaient moches et sales, comme s’ils les portaient depuis la naissance du mouvement punk. Leurs visages flasques et tannés affichaient une expression vague qui conférait aux lieux un air encore plus désolé.
Le marais bordant la route à deux voies commençait à envahir l’asphalte qui s’étiolait dans les herbes et la boue. Luce n’était jamais allée aussi loin dans les marais.
Que faire en descendant de voiture ? Était-ce d’ailleurs une bonne idée ? La porte du Styx s’ouvrit soudain sur Cam. Il s’appuya nonchalamment sur la porte moustiquaire, les jambes croisées. Luce savait qu’il ne la voyait pas, derrière les vitres fumées, mais il leva la main comme si c’était le cas et lui fit signe de s’approcher.
— C’est parti, marmonna Luce avant de remercier le conducteur.
Lorsqu’elle ouvrit la portière, elle fut accueillie par le vent salé. Puis elle gravit les trois marches menant au porche du bar.
Cam avait les cheveux ébouriffés, et le regard serein. Une manche de son T-shirt noir était relevée sur son épaule. Luce admira la rondeur lisse de son biceps. Elle toucha la chaîne en or qui se trouvait dans sa poche. « N’oublie pas pourquoi tu es venue », songea-t-elle.
Le visage de Cam ne portait aucune trace de la bagarre de la veille, ce qui incita la jeune fille à se demander si c’était aussi le cas de Daniel.
Le jeune homme posa sur elle un regard interrogateur et s’humecta la lèvre inférieure.
— J’étais en train de calculer de combien de verres de consolation j’aurais besoin si tu me posais un lapin, déclara-t-il en ouvrant les bras.
Luce accepta son étreinte. Il était difficile de dire non à Cam, même quand on ne savait pas exactement ce qu’il voulait.
— Je ne te poserais jamais un lapin, lui assura-t-elle.
Elle s’en voulut aussitôt. Elle avait dit cela par devoir, et non par romantisme, ce que Cam aurait préféré. Si elle était là, c’était uniquement pour lui annoncer qu’elle ne voulait pas sortir avec lui.
— C’est quoi, ici ? demanda-t-elle. Et depuis quand tu as un chauffeur ?
— Reste avec moi, chérie, répondit-il, visiblement flatté par ses questions, comme si elle aimait se faire embarquer vers des bars qui sentaient les tuyaux d’évacuation.
Elle n’était vraiment pas douée pour les discours. Callie disait toujours que Luce était incapable de franchise et que c’était la raison pour laquelle elle se retrouvait souvent dans des situations délicates avec des types à qui elle aurait dû dire non. Luce tremblait. Il fallait qu’elle se soulage de ce fardeau.
— Cam, lâcha-t-Elle en sortant le pendentif de sa poche.
— Ah ! tu l’as apporté.
Il prit la chaîne et fit pivoter la jeune fille.
— Je vais t’aider à le mettre.
— Non, attends...
— Voilà. Il te va bien. Regarde...
Sur le plancher dont les lattes craquaient, il l’entraîna vers la fenêtre du bar, où des groupes avaient collé des affiches de concerts : LES VIEUX BÉBÉS, LES DEGOULINANTS DE HAINE, LES HOUSE CRACKERS. Luce aurait préféré les examiner avec attention plutôt que de contempler son propre reflet.
— Tu vois ?
Elle ne distinguait pas vraiment ses traits, dans la vitre crasseuse, mais le pendentif en or étincelait sur sa peau brulante. Elle leva la main vers le bijou. Il était superbe. Et si original, avec son petit serpent gravé à la main. On ne trouvait rien de tel sur les marchés artisanaux, où les gens du coin vendaient des objets hors de prix pour les touristes, des souvenirs de Géorgie fabriqués aux Philippines. Dans la vitre, le ciel lui apparut, orange intense, strié de filaments de nuages roses.
— À propos d’hier soir…, fit Cam.
La jeune fille voyait vaguement ses lèvres roses remuer dans la glace, au-dessus de son épaule.
— Moi aussi, je voulais te parler d’hier soir, ajouta Luce.
Elle distinguait les pointes du soleil tatoué sur sa nuque.
— Viens, dit-il en l’entraînant vers la porte moustiquaire de guingois. On discutera à l’intérieur.
La salle était tapissée de boiseries, avec quelques lampes orange pour tout éclairage. Des trophées de chasse aux formes et aux tailles variées étaient accrochés aux murs et un léopard empaillé trônait sur le bar, prêt à bondir. L’unique ornement mural, une photo pâlie portant l’inscription « officiers du club des élans du comté de Pulaski, 1964-1965 », montrait une centaine de visages ovales souriant modestement au-dessus de leurs nœuds papillons pastel. Le jukebox jouait Ziggy Stardust. Un vieux type au crâne rasé, en pantalon de cuir, chantonnait. Il dansait seul au milieu de la petite estrade. Il n’y avait personne d’autre.
Cam désigna deux tabourets dont le coussin en cuir vert était déchiré en plein milieu, laissant sortir un rembourrage beige, qui ressemblait à un bol de popcorn géant. Il y avait déjà un verre à moitié vide à la place de Cam. Perlé de givre, il contenait une boisson ambrée avec des glaçons.
— C’est quoi ? demanda Luce.
— Un Georgia Moonshine, répondit-il en buvant une gorgée. Je ne te le conseille pas, pour un début. Face à son air dérouté, il ajouta : J’ai passé toute la journée ici.
— Charmant, commenta la jeune fille en tripotant son collier en or. Tu as quel âge ? Soixante-dix ans ? Rester toute la journée dans un bar !
Il ne semblait pas ivre, à première vue, mais elle n’aimait pas l’idée d’être venue jusque-là pour rompre avec lui et de le trouver trop saoul pour comprendre ce qu’elle racontait. Elle se demandait comment elle allait regagner Sword &Cross. Elle ne savait même pas où on l’avait conduite.
— Aïe ! fit Cam en se massant le cœur. Tout le charme d’une exclusion, Luce, c’est que l’on ne manque à personne. J’avais besoin d’un peu de temps pour me remettre. (il pencha la tête.) Qu’est-ce qui te dérange ? Cet endroit ? Ou bien la bagarre d’hier soir ? Ou encore le fait qu’on ne vienne pas nous servir ?
Il avait prononcé ces derniers mots d’une voix si forte qu’un robuste barman apparut par la porte de la cuisine, derrière le bar. Il avait de longs cheveux striés de mèches teintées et une frange, ainsi que des tatouages qui évoquaient des cheveux humains tressés autour de ses bras. Tout en muscles, il devait bien peser cent cinquante kilos.
Cam se pencha vers Luce et sourit.
— À quoi tu carbures ?
— Ça m’est égal, répondit Luce. À rien de particulier, en fait.
— À ma fête, tu as bu du Champagne, reprit Cam. Tu vois, je fais attention à toi. (Il lui donna un coup de coude.) votre meilleur Champagne ! commanda-t-il au barman, qui rejeta la tête en arrière et éclata d’un rire gras.
Sans prendre la peine de lui demander une pièce d’identité ou même de la dévisager pour s’assurer qu’elle était majeure, il plongea dans un frigo à porte coulissante. Les bouteilles tintèrent. Au bout d’une éternité, il se redressa avec une minuscule bouteille de Freixenet. Une matière orangée stagnait au fond.
— Je suis pas responsable, hein, maugréa le barman en leur tendant la bouteille.
Cam fit sauter le bouchon et regarda Luce en arquant les sourcils. Puis il versa avec cérémonie du champagne dans un verre à vin.
— Je voulais m’excuser, commença-t-il. Je sais que j’y suis allé un peu fort. Hier soir, ce qui s’est passé avec Daniel. Je m’en veux.
Il attendit que Luce acquiesce avant de poursuivre :
— Au lieu de m’énerver, j’aurais dû t’écouter. C’est toi qui comptes à mes yeux, pas lui.
Luce regarda les bulles remonter le long du verre. Si elle était honnête, elle lui avouerait aussitôt que, pour elle, c’était Daniel qui comptait. S’il regrettait de ne pas l’avoir écoutée, la veille, il l’écouterait peut-être ce soir. Elle but une gorgée avant de prendre la parole.
— Attends, ordonna Cam en posant une main sur son bras. Il ne faut pas boire avant d’avoir porté un toast.
Il leva son verre et soutint son regard.
— À quoi boit-on ? Je te laisse choisir.
La porte moustiquaire s’ouvrit soudain avec fracas. Les types qui fumaient sous le porche entrèrent. Le plus grand, qui avait des cheveux noirs huileux, un nez retroussé et des ongles crasseux, reluqua Luce, puis se dirigea vers eux.
— Qu’est-ce qu’on fête ? demanda-t-il avec un regard lubrique en trinquant contre le verre de la jeune fille.
Il se pencha vers elle. Elle sentit une hanche dodue contre la sienne, sous sa chemise en flanelle.
— C’est ta première sortie, bébé ? Il est à quelle heure, ton couvre-feu ?
— On fête le fait que tu vas sortir ton gros cul de là tout de suite, répondit Cam d’un ton aussi plaisant que s’il lui annonçait que c’était l’anniversaire de Luce.
Il planta ses yeux verts sur l’homme, qui montra ses petites dents pointues.
— Sortir ? Seulement si j’emmène la fille avec moi.
Il voulut prendre Luce par la main. Après la façon dont la bagarre avait commencé, la veille, Luce crut que Cam démarrerait au quart de tour. Surtout s’il avait vraiment passé la journée à boire. Or il demeura d’un calme olympien.
Il se contenta de repousser ses gros doigts avec la vivacité, la grâce et la force d’un lion chassant une mouche.
Le type recula de quelques pas. L’air blasé, Cam tendit main pour caresser le poignet de Luce, là où le type avait voulu l’empoigner.
— Désolé. Tu disais, à propos d’hier soir ?
— Je disais…
Luce pâlit. Juste au-dessus de la tête de Cam, une tache énorme, noir d’encre, venait d’apparaître avant de s’étendre et se déployer pour devenir l’ombre la plus grosse et la plus sombre qu’elle ait jamais vue. Une bourrasque de vent glacial en surgit. Luce sentit le froid jusque sur la peau de Cam.
— Oh... mon Dieu ! murmura-t-elle.
Il y eut un fracas de verre brisé. Le type venait d’abattre son verre sur le crâne de Cam.
Lentement, Cam se leva et secoua les bris de verre de ses cheveux. Il se tourna vers l’importun, qui avait au moins deux fois son âge et le dépassait de presque dix centimètres.
Luce se voûta sur son tabouret, craignant l’altercation entre Cam et le type. Et les agissements de cette ombre menaçante.
— On se calme, déclara posément l’énorme barman, sans même prendre la peine de lever les yeux de son exemplaire de Fight Magazine.
Aussitôt, l’homme s’en prit aveuglément à Cam, qui para ses coups de poing insensés comme s’il s’agissait des tapes inoffensives d’un enfant.
Luce n’était pas la seule à être abasourdie par le flegme de Cam. Le danseur en pantalon de cuir s’était réfugie près du jukebox. Quand l’homme aux cheveux gras eut frappé Cam plusieurs fois, il recula à son tour, visiblement troublé.
Pendant ce temps, l’ombre s’étalait au plafond. Ses filaments noirs poussaient comme des mauvaises herbes, et tombaient de plus en plus près de leurs têtes.
Luce grimaça et se courba au moment où Cam encaissait un dernier coup de poing de l’obsédé sexuel.
Il décida de riposter.
Comme s’il chassait une feuille morte, Cam lui donna une pichenette. Dès que ses doigts touchèrent le torse de son adversaire, celui-ci s’envola, renversant des bouteilles de bière sur son passage. Son dos heurta le mur opposé, près du jukebox.
L’abruti se frotta la tête et, en gémissant, chercha à s’accroupir.
— Comment tu as fait ça ? demanda Luce, les yeux écarquillés.
Cam l’ignora et se tourna vers son compagnon, le petit trapu.
— C’est ton tour ? lança-t-il.
Il leva les mains en l’air.
— C’est pas mon problème, mon vieux, répondit l’autre en reculant.
Cam haussa les épaules et rejoignit le premier type qu’il souleva par son T-shirt. Ses membres pendaient mollement, comme ceux d’une marionnette. Puis, d’un coup de poignet, Cam l’envoya contre le mur. Il parut presque y rester collé tandis que Cam s’écartait déjà pour cogner de plus belle.
— J’ai dit dehors ! Dehors ! répéta-t-il encore.
— Assez ! cria Luce, mais nul ne l’écoutait ou ne se souciait d’elle.
Elle en était malade. Elle ne pouvait pas regarder le nez et les gencives ensanglantés du type terrassé par la force presque surhumaine de Cam. Elle avait envie de dire à Cam de laisser tomber, qu’elle retrouverait son chemin jusqu’au centre. Mais surtout, il lui fallait s’éloigner de cette ombre effroyable qui couvrait désormais toute la surface du plafond et dégoulinait le long des murs. Elle saisit son sac et s’enfuit en courant dans la nuit.
Elle tomba droit dans les bras de quelqu’un.
— Ça va ?
C’était Daniel.
— Comment m’as-tu trouvée ? s’enquit-elle en se blottissant aussitôt dans le creux de son épaule.
Des larmes lui montèrent aux yeux. Ce n’était pas le moment de pleurnicher...
— Viens, dit-il, je t’emmène.
Sans regarder en arrière, elle glissa une main dans la sienne. Une onde de chaleur se propagea le long de son bras, puis dans tout son corps. Et enfin, ses larmes se mirent à couler. Était-il normal qu’elle se sente aussi rassurée alors que les ombres étaient là ?
Daniel semblait sur les nerfs. Il l’entraînait vers le parking tellement vite qu’elle devait presque courir pour rester à sa hauteur.
Sentant les ombres surgir du bar et envahir l’atmosphère, Luce se retint de regarder en arrière. Mais déjà, elles volaient, fluides et régulières, au-dessus de sa tête, absorbant toute lumière dans leur sillage. C’était comme si le monde entier s’écroulait sous ses yeux. Une odeur de soufre lui emplit les narines. La pire des puanteurs.
Daniel leva la tête à son tour et fronça les sourcils, mais il paraissait simplement chercher à se souvenir où il était garé. Alors, il se produisit une chose des plus étranges : les ombres reculèrent d’un coup, et se réduisirent en petites taches noires, qui se dispersèrent.
Luce en resta interloquée. Comment Daniel avait-il fait cela ? Ce n’était tout de même pas lui…
— Quoi ? demanda Daniel, distrait.
Il déverrouilla la portière du passager d’un break Taurus blanc.
— Quelque chose ne va pas ? insista-t-il.
— On n’a pas le temps de dresser la liste de tout ce qui ne va pas, lui répondit Luce en s’installant sur le siège. Regarde !
Elle désigna l’entrée du bar. Cam apparut à la porte moustiquaire. Il avait dû assommer l’autre type, mais était toujours en train de se battre, car il avait les poings crispés.
Daniel fit la moue et secoua la tête. Voyant que Luce avait toutes les peines du monde à boucler sa ceinture de sécurité, il se pencha et écarta les mains de la jeune fille. Lorsqu’il effleura son ventre, elle retint son souffle.
— Il y a une astuce, murmura-t-il en actionnant le cliquet.
Il démarra la voiture, recula, puis passa lentement devant la porte du bar. Luce n’avait rien à dire à Cam. Daniel baissa la vitre et déclara :
— Bonne nuit, Cam.
C’était parfait.
— Luce ! s’écria Cam en s’approchant de la voiture. Ne fais pas ça. Ne pars pas avec lui. Ça va mal finir.
Elle ne voulait pas croiser son regard, qu’elle devinait implorant.
— Je suis désolé !
Daniel ignora Cam et accéléra. Dans la nuit, le marais était brumeux et les bois se perdaient au loin, dans les nuages.
— Tu ne m’as toujours pas expliqué comment tu m’avais trouvée, dit Luce. Comment as-tu su que j’avais rendez-vous avec Cam ? Et où as-tu trouvé cette voiture...
— C’est celle de Mlle Sophia, expliqua Daniel en allumant les phares.
Les arbres formaient une voûte et projetaient des ombres sur la route.
— Mlle Sophia t’a prêté sa voiture ?
— Après des années passées dans la rue, à Los Angeles, on peut dire que j’aila main pour « emprunter » des voitures, expliqua-t-il, désinvolte.
— Tu la lui as volée ? pouffa Luce.
La bibliothécaire allait-elle le noter dans son dossier ?
— On la lui rendra, répondit Daniel. Et puis, ce soir, elle était accaparée par la reconstitution de la guerre de Sécession. À mon avis, elle ne se rendra même pas compte qu’elle a disparu.
Alors, seulement, Luce remarqua la tenue de Daniel un uniforme bleu de soldat de l’Union, avec une de ces lanières en cuir ridicules, en diagonale sur le torse. Elle avait eu si peur des ombres qu’elle n’avait pas pris le temps de le regarder vraiment.
— Ne ris pas, dit-il en essayant de garder son sérieux. Tu as sans doute échappé à la pire Soirée de l’année.
Luce ne put s’empêcher de tripoter un bouton de l’uniforme.
— Dommage, souffla-t-elle en imitant l’accent du Sud. J’avais fait repasser ma robe de bal...
Daniel esquissa un sourire, puis il soupira.
— Luce, ce que tu as fait ce soir... Les choses auraient pu mal tourner. Tu en es consciente ?
Luce fixa la route, agacée de constater que l’humeur était de nouveau à la morosité. Elle vit une hulotte perchée dans un arbre, le regard fixe.
— Je n’ai pas choisi de venir ici, avoua-t-elle, sincèrement persuadée que Cam l’avait prise au piège. Je le regrette.
Et soudain, elle se demanda où étaient passées les ombres.
Daniel frappa du poing sur le volant. Elle sursauta. Il avait les dents serrées. Luce détestait avoir le sentiment d’être la seule à le mettre dans une telle rage.
— Je ne comprends pas que tu sortes avec lui, s’écria-t-il.
— Je ne sors pas avec lui, insista-t-elle. Si je suis venue, c’est uniquement pour lui dire...
À quoi bon ? Sortir avec Cam ! Si seulement Daniel savait qu’elle et Penn passaient le plus clair de leur temps libre à effectuer des recherches sur sa famille, à lui... Il serait sans doute tout aussi agacé.
— Tu n’as pas à te justifier, assura Daniel. C’est ma faute, de toute façon.
— Ta faute ?
Il avait quitté la route pour s’arrêter dans un chemin sableux. Il éteignit les phares et ils contemplèrent l’océan. Le ciel nocturne avait une couleur prune foncée et les vagues ourlées d’argent étincelaient. Le vent fouettait les herbes de la plage avec un sifflement strident et morne. Perchée le long d’une rambarde en bois, une nuée de mouettes se lissaient les plumes.
— On est perdus ? demanda Luce.
Daniel ignora sa question. Il descendit de voiture et claqua la portière. Puis il se dirigea vers le bord de l’eau, Luce attendit dix secondes interminables, à regarder sa silhouette s’éloigner dans le crépuscule pourpre, puis elle sauta de voiture et le suivit.
Le vent faisait voler ses cheveux sur son visage. Les vagues venaient frapper la côte, traînant des coquillages et des algues dans leur sillage. L’air frais sentait l’iode.
— Qu’est-ce qui se passe, Daniel ? demanda-t-elle en trottinant maladroitement sur la dune. Où on est ? Qu’est-ce que tu veux dire par : c’est ma faute ?
Il se tourna vers elle dans son uniforme froissé. Il avait l’air abattu, les yeux tombants. Le grondement des vagues couvrait presque sa voix.
— J’ai besoin de temps pour réfléchir.
Luce sentit sa gorge se nouer. Daniel ne facilitait pas les choses.
— Pourquoi es-tu venu me sauver, alors ? Pourquoi as-tu parcouru tout ce chemin pour m’engueuler, puis m’ignorer ?
Elle s’essuya les yeux sur son T-shirt noir.
— Ça ne me change pas beaucoup de la façon dont tu me traites normalement, mais…
Daniel fit volte-face et se frappa le front des deux mains.
— Tu ne comprends pas, Luce, dit-il en secouant la tête. C’est justement le problème. Tu ne comprends jamais rien.
Le ton de sa voix n’était pas méchant, il était même presque gentil. Comme si elle était trop débile pour saisir quelque chose d’évident à ses yeux, ce qui la rendit folle de rage.
— Je ne comprends pas ? répéta-t-elle. Moi, je ne comprends pas ? Je vais te dire un truc : tu te crois donc si intelligent ? J’ai passé trois ans dans le meilleur lycée privé du pays, grâce à une bourse. Et quand ils m’ont jetée, j’ai du supplier – supplier, tu m’entends ? – pour les empêcher d’effacer mon dossier scolaire génial.
Daniel s’éloigna, Luce le suivit. Sans doute lui faisait-Elle peur, mais peu lui importait. Il l’avait bien cherché, à force de se montrer condescendant.
— Je connais le latin et le français. À l’école, j’ai remporté le concours de sciences trois années de suite...
Elle l’avait acculé contre la rambarde du chemin de planches et se retenait pour ne pas le frapper. Elle n’en avait pas terminé :
— Je fais aussi les mots croisés du dimanche, dans le journal. Parfois je les termine en moins d’une heure. J’ai un sens de l’orientation incroyable... Enfin, pas toujours, quand il s’agit des garçons.
Elle déglutit et reprit son souffle.
— Un jour, je serai psychiatre et j’écouterai mes patients, j’aiderai les gens. D’accord ? Alors arrête de me parler comme à une débile et ne me dis pas que je ne comprends rien, uniquement parce que je n’arrive pas à décoder ton comportement changeant. Avec toi, c’est la douche écossaise permanente et, franchement, je trouve ça pénible.
Elle essuya une larme, furieuse de se retrouver dans cet état.
— Tais-toi ! ordonna Daniel avec tant de tendresse et de douceur que Luce obéit. Je ne te prends pas pour une débile. (Il ferma les yeux.) Tu es sans doute la personne la plus intelligente que je connaisse. Et la plus gentille. Et.. (La gorge nouée, il rouvrit les yeux pour la regarder vraiment) La plus belle, aussi.
— Pardon ?
Il fixa l’océan.
— Je… J’en ai tellement marre, de tout ça, avoua-t-il épuisé.
— De quoi ?
Il l’observa d’un air triste, comme s’il avait perdu un bien précieux. C’était le Daniel qu’elle connaissait, même si elle ignorait où et quand elle l’avait rencontré. C’était le Daniel qu’elle... aimait.
— Montre-moi, murmura-t-elle.
Il secoua la tête, mais ses lèvres étaient à quelques centimètres des siennes. Et son regard était si attirant... On aurait dit qu’il voulait que ce soit elle qui lui donne l’exemple.
Impressionnée, elle se hissa sur la pointe des pieds et se pencha vers lui. Quand elle posa une main sur sa joue, il tiqua, mais resta immobile. Tout doucement, comme si elle redoutait de l’effrayer, presque pétrifiée, elle posa sa bouche sur la sienne, les yeux fermés.
Leurs lèvres se touchaient à peine, mais jamais Luce ne s’était embrasée à ce point. Elle en voulait davantage. Elle voulait Daniel tout entier. C’était trop demander qu’il ressente la même chose, qu’il la prenne dans ses bras ainsi qu’il l’avait fait tant de fois dans ses rêves, qu’il lui rende son baiser avec ardeur...
Or il le fit.
Il l’enlaça. Le souffle court, elle sentit leurs corps se fondre l’un dans l’autre, jambe contre jambe, hanche contre hanche. Daniel l’immobilisa contre la rambarde, sans interrompre une seule fois le contact de leurs lèvres. C’était son rêve…
Enfin, il se mit à la couvrir de baisers. Légèrement, d’abord avec de petits claquements subtils et irrésistibles, puis plus tendrement, sur la joue en glissant jusqu’au cou. Elle gémit et rejeta la tête en arrière. En le sentant tirer un peu ses cheveux, elle rouvrit les yeux et aperçut les premières étoiles dans le ciel nocturne. Jamais elle ne s’était sentie aussi proche du paradis.
Daniel l’embrassa de nouveau, avec intensité. Il dévora sa lèvre inférieure avant d’insinuer le bout de la langue dans sa bouche. Elle s’ouvrit à lui, avide. Elle ne redoutait plus de lui montrer son désir, de répondre à ses baisers avec ferveur.
L’air salé lui donnait la chair de poule et, au fond de son cœur. Elle se sentait délicieusement envoûtée.
En cet instant, elle aurait pu mourir pour lui.
Daniel s’écarta et l’observa comme s’il s’attendait à ce qu’elle lui dise quelque chose. Elle lui sourit et déposa un petit baiser sur ses lèvres. Il n’y avait pas de mots, pas de meilleur moyen d’exprimer ce qu’elle ressentait, ce qu’elle voulait.
— Tu es encore là, murmura-t-il.
— Personne n’a réussi à m’entraîner de force, fit-elle en riant.
Daniel eut un mouvement de recul. Son sourire s’éteignit, laissant place à une mine grave. Il se mit à faire les cent pas devant elle en se massant le front.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle en le tirant par la manche pour qu’il l’embrasse encore.
Il caressa son visage, ses cheveux, son cou, comme pour s’assurait qu’il ne rêvait pas.
Était-ce son premier vrai baiser ? Elle ne pouvait pas compter Trevor, c’était donc techniquement son premier baiser. Et c’était délicieux. Elle était faite pour Daniel. Il sentait… tellement bon. Sa saveur était douce, il était grand, fort et…
Il se dégagea de son étreinte.
— Où tu vas ? s’inquiéta-t-elle.
Appuyé sur la rambarde, il plia les jambes et regarda vers le ciel, comme s’il souffrait.
— Tu as dit que rien ne pouvait t’entraîner loin de moi, souffla-t-il d’une voix rauque. Mais si. Elles vont venir. Elles sont en retard, c’est tout.
— Elles ? Qui ça ? s’étonna Luce en scrutant les alentours. Ce n’est pas Cam. On l’a semé.
— Non, coupa Daniel en s’éloignant sur les planches. C’est impossible.
— Daniel !
— Ça va venir, chuchota-t-il.
— Tu me fais peur.
Luce le suivit et tenta de rester à sa hauteur. Soudain, même si elle se refusait à cette idée, elle eut l’impression de comprendre ce qu’il voulait dire. Il ne parlait pas de Cam, mais d’autre chose, une autre menace.
L’esprit de Luce s’embruma soudain. Les paroles de Daniel résonnaient dans son esprit, son raisonnement lui échappait, comme la bribe d’un rêve dont elle était incapable de se souvenir.
— Parle-moi, l’implora-t-elle. Dis-moi ce qui se passe.
Il se retourna, pâle comme un linge, les bras tendus en signe de reddition.
— Je ne sais pas comment arrêter ça, avoua-t-il. Je ne sais pas quoi faire...